Mon fils, l'artiste
Chaque famille a des petites plaisanteries qui n'appartiennent qu'à elle. La plus courante chez nous, c'est que mon père ne sait pas trop comment je gagne ma vie.
Comme son père, ses oncles et ses frères, mon père était boucher. Il avait épousé la caissière de la boucherie où il travaillait. Ses frères à elle étaient tous bouchers. Quand je suis né, ma mère s'est jurée que je serais n'importe quoi, sauf boucher.
Tout jeune, je passais mon temps à dessiner. Du coup maman a décidé que je ferais les Beaux-Arts. Avant d'avoir compris ce qui m'arrivait, je me suis retouvé en train de faire une heure et demie d'autobus matin et soir pour aller de Brooklyn au nord de Manhattan, où se trouvait mon lycée d'enseignement artistique.
"Mon fils, l'artiste", voilà comment mon père me présentait à ses clients. Pendant toute la durée de mes études secondaires, j'ai tarvaillé dans sa boutique le samedi. Mon père croyait évidemment que je prendrais sa suite une fois mon diplôme en poche. Quand je lui ai annoncé que j'avais obtenu une bourse et que j'avais l'intetion de poursuivre mes études, il a été atterré. Il se rendait conpte tout à coup que je prenais ce machin artistique au sérieux.
"Boucher, épicier, cordonnier, ça , c'est le moyen de gagenr sa vie," m'a-t-il dit. "Boucher, surtout, parce que les gens auront toujous besoin de manger. Tandis que les artistes crèvent de faim dans des...des..."
"Dans des mansardes, papa."
"Tout à fait!"
Impossible de lui expliquer que je m'orientais vers le dessin commercial et non pas vers la vie de bohème d'un artiste peintre. La subtilité lui aurait échappé. Pour lui, un artiste était un artiste, et un crève-la -faim.
Dix ans plus tard, mon père a vendu sa boucherie et pris sa retraite. A l'époque, j'etais directeur artistique de la revue Life, j'avais une femme et deux enfants et je venais d'acheter une maison en banlieue. Quand mon père est venu la voir, j'ai surpris une drôle d'expression sur son visage. Il n'arrivait pas à comprendre comment " l'artiste" parvenait à nourrir et à vêtir ses petits-enfans.
La vieille plaisanterie familiale a pris une saveur nouvelle, il y a de cela deux ans, quand mon fils, vingt-huit ans, m'a téléphoné de l'université pour m'annoncer qu'il allait se lancer dans le monde du spectacle. J'avais répondu le classique: " C'est ta vie et ta décision ", mais, en raccrochant, j'avais lancé à ma femme:
" Le spectacle? Est ce une manière de gagner sa vie? Pourquoi n'a-t-il pas choisi la médecine, le droit ou l'ingénierie? " "Ou la boucherie" avait rétorqué ma femme. " Les gens auront toujours besoin de manger. "
Mon fils a sûrement pris la bonne décision. La première fois que je lui ai rendu visite au burreau, j'ai été impressionné. Sa secrétaire n'arrêtait pas d'entrouvrir la porte pour lui demander s'il pouvait répondre à tel ou tel; chaque fois, elle prononçait un nom célèbre. L'idée m'a effleuré que le petit garnement avait monté toute l'affaire avec elle pour m'en mettre plein la vue. Plus, comme mon fils me regardait, j'ai deviné qu'il lisait sur mon visage la même expression interloquée que j'avait observée chez mon père. Au fond, sauf s'ils font le même métier que lui, un père ne comprend jamais bien ce que font ses enfants.
L'amour passionné qu'il leur voue le rend anxieux. Comment ce gamin incapable de ramasser ses chaussettes peut-il inspirer confiance à son employeur, quel qu'il soit?
Un jour, le fils de mon fils lui annoncera ce qu'il a l'intention de faire dans la vie, et mon fils pensera: " Est-ce là une manière de gagner sa vie? " Il m'appellera, et je lui dirai: "Dis-lui de se faire boucher. Les gens auront toujours besoin de manger." Au fait, mon père ne parle plus aujourd'hui de " mon fils, l'artiste ", mais de "mon petit-fils, l'imprésario" .
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